Olivier Assayas / Kristen Stewart : Je ne cherche pas une comédienne qui va interpréter tel rôle, je me dis : qui va pouvoir m'aider à porter ce film-là plus loin, qui a la capacité de m'ouvrir des portes de cinéma ?

Kristen Stewart : Maureen | Personal Shopper | Olivier Assayas, 2016

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"J’ai fait une partie du chemin et Kristen Stewart a fait l’autre..." "Le visage d'un comédien, sa peau, ses rides, ses expressions, jusqu'aux plus infimes tics inconscients que seule la caméra sait aller chercher, racontent plus d'histoires et avec plus de vérité que quelque scénario que ce soit."
- Olivier Assayas

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- Un mot de vos femmes de cinéma... Qu'est-ce qu'il faut pour être une Assayas girl ?

Olivier Assayas : "C'est des rencontres où j'ai l'impression que telle ou telle actrice va me permettre de faire des choses que je n'ai jamais faites dans le cinéma. Je ne cherche pas une comédienne qui va interpréter tel rôle, je me dis : qui va pouvoir m'aider à porter ce film-là plus loin, qui a la capacité de m'ouvrir des portes de cinéma ?"

Olivier Assayas, cinéaste de l'invisible, La Grande Table, France Culture, 13.12.2016

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Olivier Assayas (1999) : "Je ne crois pas que beaucoup de cinéastes me contrediraient : par l'intermédiaire de l'incarnation, c'est-à-dire le choix des comédiens ou plutôt la fusion du personnage avec un individu, un nouveau scénario se superpose au premier. Celui, pour être direct, exprimé par les traits et le physique des interprètes. Il me semble évident qu'en termes dramaturgiques, le visage d'un comédien, sa peau, ses rides, ses expressions, jusqu'aux plus infimes tics inconscients que seule la caméra sait aller chercher, racontent plus d'histoires et avec plus de vérité que quelque scénario que ce soit et, mieux encore, s'impriment tellement plus profond que lui dans l'imagination du spectateur. Et à plus forte raison sa voix, ses inflexions ou ses dérapages, son diapason où c'est l'âme même qui s'exprime, mettent un univers dans un mot ou dans le silence d'une virgule : sans avoir vraiment conscience de le faire. Et là on est dans le miracle au coeur du cinéma, bon ou mauvais, indifféremment.

L'objet même du tournage sera d'inscrire ces personnages dans le monde, de laisser le monde se constituer autour d'eux.

C'est ainsi que se trace une ligne de fracture entre les cinéastes du contrôle et ceux de l'abandon. (...)"

Extrait de Olivier Assayas, L'écriture et son scénario, in Olivier Assayas, Présences, Ecrits sur le cinéma, Gallimard, pages 333-334

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Comment est né Personal shopper ? Il y a bien sûr des points de rencontre avec Sils Maria, votre film précédent, mais aussi quelque chose de plus vertigineux, que ce soit dans la forme ou dans le fond…

Olivier ASSAYAS : Je crois que ce changement est lié au contexte dans lequel j’ai écrit Personal Shopper. Il s’agissait d’un contexte difficile car le film que je préparais alors et qui devait se tourner au Canada s’est arrêté à la veille du tournage. Je suis donc revenu à Paris avec un film qui ne sera jamais tourné et j’ai fait quelque chose que je n’avais pas fait depuis longtemps : écrire une histoire à partir de rien, d’une page blanche. En règle générale mes films ont des racines, une gestation particulière, mais là j’ai eu besoin de repartir du temps présent, d’un point zéro qui a été le jour où j’ai commencé à écrire le film sur une idée simple : l’histoire d’une jeune femme qui vit dans le monde contemporain, qui a un travail d’un matérialisme aliénant et qui cherche le salut dans le rejet de ce matérialisme, c’est-à-dire dans les idées. Comme pour l’écriture de Sils Maria j’ai voulu me laisser porter par mon inconscient car je crois beaucoup à cette méthode d’écriture et qui est l’inverse des manuels de scénario américains. C’est une approche de l’écriture que l’on retrouve dans les romans de Julien Green : il commence à écrire et démasque le récit en avançant, comme si celui-ci se révélait progressivement à lui-même. C’est pour moi un chemin passionnant pour la fiction contemporaine car on part des besoins élémentaires d’un récit et cela peut nous mener plus ou moins loin sur le chemin de la fiction. La différence pour ce film étant que j’ai fait une partie du chemin et que Kristen Stewart a fait l’autre.

Personal Shopper raconte donc l’histoire de Maureen, une jeune américaine arrivée à Paris, qui veut trouver un moyen de communiquer avec son frère jumeau décédé. D’une certaine façon Maureen cherche aussi à retrouver le contact avec elle-même.

Olivier ASSAYAS : Oui, elle cherche à se retrouver mais aussi à se trouver car pour elle c’est comme si le frère qu’elle a perdu était sa moitié, une moitié dont l’absence lui rendrait l’existence invivable. Maureen est un personnage dans les limbes. Elle n’est pas parisienne mais elle est venue à Paris chercher son frère qui a disparu; elle croit dans les forces occultes, dans la communication avec l’au-delà, et essaye par ce chemin-là de retrouver son passé. Bien sûr, il faudra au contraire qu’elle se débarrasse de ce passé pour surmonter son deuil et enfin devenir elle-même.

Le film va au-delà de Sils Maria dans la mesure où il se situe entre le monde visible et invisible, entre les vivants et les morts, ce qui traduit une volonté de votre part d’aller plus loin dans le fantastique. Cela ne rend-il pas le film plus sombre, plus inquiétant et aussi plus intime ?

Olivier ASSAYAS : J’ai toujours plus ou moins flirté avec le fantastique dans mes films, même si je n’avais jusque-là jamais vraiment franchi le pas. Avec Personal Shopper j’ai voulu savoir ce qui se passerait si je sautais le pas pour affronter frontalement une question à laquelle je reviens sans cesse : la capacité intime, profonde, du cinéma à filmer l’invisible. En faire le sujet d’un film me permettait, à travers la présence d’éléments du cinéma de genre, de tenter d’illustrer cette idée sans qu’elle soit uniquement théorique.

Comme dans Irma Vep, on retrouve dans Personal Shopper une caractéristique propre à votre écriture cinématographique qui consiste à inclure des d’images de différentes natures à l’intérieur du récit. Ces images se mêlent et constituent un cinéma très hybride en écho aux habitudes contemporaines de consommation visuelles, notamment à travers la multiplicité des supports disponibles…

Olivier ASSAYAS : Il s’agit pour moi de prolonger une réflexion sur la question du statut du cinéma. On a tendance aujourd’hui à mélanger le cinéma avec les autres registres d’images alors que ceux-ci n’ont pas besoin du cinéma pour se légitimer comme le cinéma n’a pas besoin d’eux pour sa propre légitimité. La prolifération des images actuelles fait qu’on perd de vue le statut exact du cinéma qui, pour moi, et peut-être parce que je l’idéalise, tient à sa capacité à être le témoin des autres images. Le cinéma n’est pas un moment de l’histoire de la peinture ou de celle du théâtre mais un art qui a la capacité de regarder les autres arts mais également la transformation de ces autres arts. Aujourd’hui les images font parties de notre vie, elles participent de façon centrale à notre manière d’être et contribuent à définir notre identité. On se définit par la façon dont on est plus ou moins dépendant de ces objets et j’ai l’impression que le cinéma ne pouvait pas se contenter de n’être qu’une image de plus mais au contraire l’image qui observe ce phénomène et qui nous permet d’en penser quelque chose en le documentant.

Personal Shopper évoque la relation de soumission et d’exploitation économique présente dans le milieu de la mode et du luxe. On peut dire qu’il y a toujours chez vous une distance très critique et morale par rapport à des univers qui semblent vous fasciner mais avec lesquels vous entretenez une relation distanciée…

Olivier ASSAYAS : Qu’on le nie ou qu’on le rejette, on est partie prenante du présent dans lequel on vit. Comme tout le monde, j’ai été témoin de la « blingblinguisation » du monde, ce nouveau fétiche de la mondialisation, dont la mode représente une extrémité symbolique très forte. Dans une économie qui ne va pas bien le luxe, en pleine expansion, incarne la prospérité du commerce, il prend donc une identité propre, qui serait l’opposé même du spirituel - il n’y a rien de plus brutal dans l’articulation de l’individu et du monde matériel que l’univers du luxe. Mais, comme le grillage du marché de l’art ne m’empêche pas de voir la pertinence des arts plastiques, je suis aussi capable de comprendre l’attirance de la beauté et d’une forme de modernité dans la mode contemporaine. Je ne suis pas puritain avec ça.

Le film insère dans son récit la littérature et la peinture à travers les figures de Victor Hugo et d’Hilma Af Klint. Selon vous, la force du cinéma réside-t-elle également dans sa capacité à accueillir d’autres formes artistiques ?

Olivier ASSAYAS : Avec Personal Shopper j’ai eu envie d’expérimenter et de déployer plus loin des choses que j’avais déjà faites auparavant. Le film parle de la solitude, qui par définition est peuplée dans la mesure où la solitude peut être incarnée par quelqu’un qui réfléchit, pense, cherche. La quête de chacun d’entre nous dans notre identité, dans notre manière d’être, est nourrie par l’art. L’art sert à ça, c’est à la fois un outil d’exploration du monde et une consolation, c’est le baume dont a besoin la solitude. Je savais d’emblée que le personnage aurait une vie intérieure et je faisais le pari que le cinéma pouvait raconter cette vie intérieure en faisant partager au spectateur les émotions artistiques et intellectuelles de Maureen. Je suis allé chercher une dimension vraiment très peu connue et très forte de l’œuvre de Victor Hugo, sa poésie inspirée par les séances de spiritisme, et surtout la figure d’Hilma Af Klint dont on a découvert le travail il y a quelques années grâce à une exposition suédoise. On ignorait jusque-là le rôle de cette grande figure féminine à ce moment charnière des arts plastiques, le début du XXème siècle. Je me dis que pour une jeune femme d’aujourd’hui qui cherche son chemin et qui cherche sa place dans la société et dans un monde horriblement machiste, c’était intéressant de proposer ce personnage clef.

Vous traitez de façon singulière les phénomènes surnaturels. Certains films d’horreur ou de fantômes vous ont influencés ou votre inspiration prend ses sources ailleurs ?

Olivier ASSAYAS : Quand j’écris, j’essaye de faire abstraction de la façon dont ces situations ou ces sentiments ont été traités par le cinéma, je cherche plutôt les voies modernes, contemporaines, pour les restituer au temps présent. Personal Shopper ne s’inscrit pas dans la tradition du film de genre mais cherche plus simplement à représenter comment on peut imaginer la communication avec les esprits. De ce point de vue, la fin du 19ème siècle est une période clé. Toutes sortes d’inventions transforment radicalement notre perception du monde, l’électricité, les rayons X, la télégraphie sans fil, le code morse. Ce qui était jusque-là impensable devient pensable. Communiquer avec les morts n’est pas plus extraordinaire. C’est aussi étrange, aussi choquant pour l’esprit, dans notre rapport à l’invisible, aux ondes qui nous entourent (qu’elles soient médiumniques ou téléphoniques). Ainsi, entre le milieu et la fin du dix-neuvième siècle, la possibilité de l’accès à l’au-delà devient une question parfaitement crédible et j’ai voulu comprendre ce que les spiritualistes ont cru voir. En particulier à travers la mode de la photographie spirite dont je me suis évidemment inspiré. Aujourd’hui on ne voit plus que des surimpressions, assez primitives, mais c’était alors la façon la plus réaliste d’illustrer ce que se manifestait lors des séances. Victor Hugo – et son Livre de Tables en témoigne – pensait sincèrement dialoguer avec les morts. Les personnages du film partagent la même foi, la même conviction, et cela modifie la façon dont ils appréhendent le monde moderne. Mes influences sont plutôt à chercher du côté des poètes symbolistes, de l’ésotérisme de la fin du 19ème siècle que dans les films d’horreur.

Personal Shopper entretient une filiation directe avec un autre film qui traite de l’invisible mais aussi des arts plastiques et de la mode : Blow-Up de Michelangelo Antonioni.

Olivier ASSAYAS : J’ai toujours eu la plus grande admiration pour Antonioni - un réalisateur qui fait sans aucun doute partie de mes fantômes – et c’est vrai que la vision de Blow-Up lors de la rétrospective Antonioni à la Cinémathèque française au moment où je terminais d’écrire le film m’a hantée. J’ai été passionné par sa façon de prendre une figure du milieu de la mode, un photographe, à la fois acteur et observateur, dont l’équilibre est troublé par un fait divers qui l’aspire dans le réel. Tout à coup je me disais qu’il y avait peut-être eu, inconsciemment, une réminiscence de Blow-Up dans l’écriture de Personal Shopper. Finalement je crois que ces deux films ont une dynamique semblable. A cette nuance près, et qui n’est pas négligeable, qu’Antonioni a fait Blow Up à une époque où la mode n’était pas devenue l’industrie du luxe et où l’on pouvait la regarder avec sans doute plus d’innocence. ■ Propos recueillis par Olivier Père, mai 2016

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Photos :

Kristen Stewart : Maureen | Personal Shopper | Olivier Assayas, 2016

Kristen Stewart : Valentine | Sils Maria | Olivier Assayas, 2014

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Heroine (Character / Fiction)
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