Audrey Hepburn : Ariane Chavasse | Ariane (Love in the Afternoon) | Billy Wilder, 1957
Jean Domarchi et Jean Douchet, Cahiers du Cinéma : — Disons alors que vous avez une vision lucide du monde, que vous démystifiez un monde que Capra, lui, a idéalisé à coups de bons sentiments.
Billy Wilder : — Chaque cinéaste a ses couleurs, comme un peintre. Certains peignent comme Dufy, d'autres font plus sombre, comme Soutine, si l'on veut, mais jamais je n'ai réfléchi pour savoir si j'étais amer ou cruel ou pessimiste ou quoi que ce soit. Une histoire me plaît, c'est tout, je raconte ce que j'aime.
Pouvez-vous nous dire pourquoi, par exemple, vous vous êtes intéressé à Ariane ?
— J'avais la chance de pouvoir prendre Audrey Hepburn, et il me semblait que le film pouvait être très bon, avec de l'émotion, de l'humour et tout. (...)
Je travaille bien mes films, mais doucement. Je ne suis pas obsédé de perfection. Et puis j'ai vu des films parfaits qui ne parvenaient pas à accrocher, d'autres, pleins de fautes, qui passaient très bien. Ce qui m'intéresse beaucoup, dans mon travail, c'est que, lorsqu'on commence à réaliser un plan, on ne sait jamais si celui auquel on va aboutir est bien celui qui avait été prévu. Est-ce que ça va marcher ou non ? Parfois ça marche, ça vole même, et parfois c'est la chute... J'ai vu des films affreux dans lesquels pourtant quelque chose vivait, vibrait, sortait de l'écran. Lorsqu'on fait un film, on ne sait jamais si ce qu'on fait va vibrer. On est devant un problème, on se décide, à la seconde même où l'on se décide, le succès ou l'insuccès est, lui aussi, décidé, mais on ignore dans quel sens. On a beau connaître son métier, on ignore toujours si la décision qu'on vient de prendre est juste. (...)
Je voudrais surtout donner l'impression que la meilleure mise en scène est celle qu'on ne voit pas. Si on truque les choses, si on réalise la prise de vue unique, celle que personne avant vous n'a jamais faite, celle qui fera soupirer les gens d'aise, alors on est mort ! II faut que le public oublie qu'il y a un écran. Il faut les amener dans l'écran, jusqu'à ce qu'ils oublient que l'image a deux dimensions seulement. Si on fait artistique, voulu, recherché, on rate tout. (...)
La difficulté n'est pas de trouver des idées à partir de rien, c'est de partir de millions d'idées dont la plupart n'ont rien à voir avec ce qu'on doit faire. Le premier grand travail est de mettre au panier tout ce qu'on écrit d'inutile. (...)
— Et la direction d'acteurs ?
— Je ne viens pas du théâtre, je n'ai pas étudié Reinhardt, ou Strasberg, ou l'Actor's Club. J'ai je crois une bonne idée de l'acteur. J'ai l'oreille sensible au dialogue, je fais attention à ne pas ennuyer le public, je ne parle pas de choses qui prennent trop de temps. Quand je pense à tout ce qui se passe dans L'Avventura et qui dure des années et des années !... Oh ! mon Dieu ! Je n'ai pas l'audace d'emmerder les gens ! J'ai peur de les endormir. Je me dis que je ferai peut-être un moins d'art et que les critiques très spécialisés diront que je suis un con d'américain, mais je n'ai pas l'audace de faire ces choses.
Il suffit d'avoir dans la tête le rythme de chaque scène du film. Quand j'arrive sur le plateau, je me pose le problème de la scène à tourner, de son pourquoi, de son rythme. J'espère que les acteurs ont étudié leur texte et je leur dis : allez-y ! Ils commencent, et parfois ils apportent quelque chose de supérieur à ce que j'avais imaginé. Dans ce cas-là, je prends. S'ils sont mauvais, je les corrige, le plus tranquillement possible, mais jamais je n'énumère tout ce qu'ils ont à faire. Je ne leur dis pas : maintenant tu prends une cigarette, puis tu regardes là, puis là, et tu fais un pas dans cette direction... Je veux que chacun, sur le plateau, se sente un collaborateur. Les acteurs aiment ça. Certains arrivent sur le plateau complètement vides. A ceux-là il faut tout dire. Ce sont souvent de très bons acteurs. Par contre, Laughton arrive avec quarante interprétations possibles d'une scène. Il y a le choix. Alors nous échangeons des idées, il essaye quelques-unes de ses interprétations et nous choisissons l'une d'elles. Parfois nous en combinons plusieurs.
Parmi les acteurs à qui il faut tout dire, il y a aussi ceux qui sont très prétentieux. A ceux-là il faut tout expliquer depuis le début. Par exemple : ton oncle était pédéraste et autrefois, etc., choses qui n'ont rien à voir avec le film et qu'on ne verra jamais dedans. Seulement ça leur plaît beaucoup, car ils se disent que ce bon vieux Wilder il a étudié Freud et ça les flatte. D'autres sont stupides. Avec eux il faut être direct, primitif.
Les acteurs sont des patients, nous sommes le médecin qui doit s'adapter à des clients différents. Ils sont aussi comme des partenaires, au bridge, dont il faut comprendre la manière, si l'on veut pouvoir faire équipe avec eux.
Il faut ressentir leur façon de voir les choses. Devant un acteur, il faut se demander s'il va être gêné ou non par telle pensée, tel thème. S'il est capable ou non d'y ajouter quelque chose, s'il a les moyens, la technique, le style pour le faire. Certains interprètes peuvent vous aider à raconter l'histoire.
De toute façon, c'est vous qui la racontez, l'histoire, et tout se ramène à l'idée centrale : qu'est-ce que cela veut dire ? Comment le public prendra-t-il cela ? Sera-t-il ému ou non ? Continuera-t-il à penser à ce qu'il aura vu ? Il faut faire en sorte que les gens soient plus riches en sortant de la salle qu'en y entrant. Il faut qu'ils aient ri, qu'ils se soient amusés, il faut qu'ils sentent mieux les choses ou plus profondément, il faut toujours se demander si on a réussi ou non à leur ouvrir des fenêtres qui étaient fermées.
— Penses-vous qu'il soit préférable de bien connaître un acteur dans le privé pour pouvoir le diriger ?
— Il est préférable de connaître un acteur pour savoir ce qu'on peut ou non lui demander. Je connais Lemmon, Holden, Monroe comme ma poche et je sais ce que je peux leur faire faire, Marilyn, je sais ce qui va ou non avec sa personnalité. Elle ne peut pas tout faire. II y a des choses qui lui sont particulières, il faut avoir préparé un matériel spécial pour elle.
La grande règle est de ne jamais rien prendre que ce qui convient au film. Pas question de faire d'abord plaisir à un tel ou de prendre telle actrice parce qu'on veut coucher avec. A partir du moment où le film est en jeu, il ne faut plus penser qu'à lui. J'aime beaucoup ma femme, mais si à propos d'un film je dois faire quelque chose pour elle qui ne soit pas bon pour le film, je refuserais, même si ça devait amener la fin de mon mariage. Et je refuserais aussi à ma mère, si elle était vivante, mais elle est morte à Auschwitz. C'est le film qui m'intéresse, ce qui n'est pas bon pour le film, je ne l'utilise pas. (...)"
Extraits de Jean Domarchi et Jean Douchet, Entretien avec Billy Wilder, Cahiers du Cinéma n°134, août 1962