"La bonne santé et la lourdeur d'Albertine enflamment son désir mais il ne faut pas imaginer là quelque sensualité rabelaisienne. Comme toujours, dans la médiation double, le matérialisme apparent cache un spiritualisme inversé. Marcel remarque qu'il est toujours séduit par ce qui lui paraît "le plus opposé à [son] excès de sensibilité douloureuse et d'intellectualité". Albertine illustre clairement cette loi. Sa passivité animale, son ignorance bourgeoise des hiérarchies mondaines, son manque d'éducation, son impuissance à partager les valeurs de Marcel font d'elle l'être inaccessible, invulnérable et cruel qui peut seul éveiller le désir. Il faut rappeler, à ce propos, l'axiome si profond d'Alain : "L'amoureux veut l'âme, c'est pourquoi la sottise de la coquette fait effet de ruse..." (...)
Le coup de foudre de Marcel se ramène à la supposition qu'Albertine est insensible et brutale. Baudelaire affirmait déjà que la "bêtise" est un ornement indispensable de la beauté moderne."
René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque
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"Le soir tombait ; il fallut revenir ; je ramenais Elstir vers sa villa, quand tout d'un coup, tel Méphistophélès surgissant devant Faust, apparurent au bout de l'avenue – comme une simple objectivation irréelle et diabolique du tempérament opposé au mien, de la vitalité quasi barbare et cruelle dont était si dépourvue ma faiblesse, mon excès de sensibilité douloureuse et d'intellectualité – quelques taches de l'essence impossible à confondre avec rien d'autre, quelques sporades de la bande zoophytique des jeunes filles, lesquelles avaient l'air de ne pas me voir, mais sans aucun doute n'en étaient pas moins en train de porter sur moi un jugement ironique".
Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs.
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Marcel Proust : Albertine disparue, folio Gallimard. Volume 6 d'A la recherche du temps perdu
Joseph DeCamp, Sally (détail), Worcester Art Museum